La saga Tomb Raider – Partie 2 : La consécration… Et la chute.

On a vu dans la partie 1 que Tomb Raider a été développé par un petit studio anglais constitué de seulement six personnes. Dans ses aventures à la liberté et l’ambition novatrices pour l’époque, Lara n’est jamais définie par son apparence qui bien que totalement volontaire ne constitue qu’une partie du personnage, surtout reconnu par ses prouesses au combat et son intelligence. Développée depuis l’année 1994, la première aventure de Lara est un projet dont personne n’attend spécialement l’arrivée, beaucoup de studio se prenant le mur lors de leur transition 2D à 3D.

Sources de l’article ici.


C’est en juin 1996, a l’E3, Que Lara Croft se révèle a la face du monde. Bluffés par l’aspect 3D et l’héroïne faisant son entrée fracassante dans une grotte armée de ses deux pistolets, la presse ne tari pas d’éloge sur le futur projet qui s’annonce comme un grand succès. Lara intrigue les médias et le grand public qui ne sont pas habitués à voir un tel personnage et une telle liberté de mouvement au bout de leur manette (même si la star du show reste Super Mario 64 présenté au même moment). Heureux hasard, l’aventurière se dévoile en pleine mouvance « Cool Britannia », tout comme le titre culte Wanabee des Spice Girls, sorti en juillet (dont elle partage l’esprit de libération féminine), et commence a faire parler d’elle en dehors de la sphère vidéoludique par son charisme indéniable (et la campagne de pub agressive de l’éditeur Eidos, mettant en scène des modèles déguisées en Lara). Cette première aventure sortie en octobre de la même année se vendra a 2,5 millions d’exemplaires en quelques mois (pour 7 millions au total). Entre 1996 et 1997, poussée par ce succès fulgurant, Lara Croft devient un phénomène.

Notez l’article qui fait passer l’éditeur pour un des personnages clef du développement, alors qu’il n’a pas vu le jeu avant 1995.

Florilège de couvertures, cuvée 1996-1997 :

D’abord cantonnée à la presse vidéoludique, la consécration publique viendra avec Lara Croft faisant la couverture du fameux magazine culturel & tendances « The Face » en juin 1997, non pas comme un jeu vidéo, mais comme une authentique star. Elle est le premier avatar virtuel a avoir cet honneur, et posera a l’intérieur dans des tenues désignées par Gucci, Jean Colonna ou Alexander McQueen. Quelques mois auront suffit à la propulser au sommet.

Pas forcément très connu en France, The Face a été un magazine de référence de la mode a la fin du 20e siècle. Pour le contexte, les magazines étaient très important dans la culture commune car ils permettaient d’avoir des infos a toute heure et a portée de main (internet était encore à quelques années d’être démocratisé). Être en couverture signifiait qu’on avait un pouvoir assez conséquent pour attirer le chaland dans les librairies (plus prestigieux le magazine, plus important était d’avoir le privilège de figurer dessus). The Face, étant d’une grande importance culturelle, signifiait que Lara Croft était maintenant dans la cour des grands. Article sur le sujet ici.

Pendant cinq ans, Lara Croft est au sommet. Accompagnant la montée en puissance de la Playstation, elle sera un incontournable de la marque de Sony et un argument de vente indéniable tant ses aventures ont été populaires (bien qu’aussi disponibles sur PC, avec des extensions exclusives). De 1996 a 2000, un jeu sortira par an, toujours autour d’octobre/novembre. Comme précisé dans la première partie, les cinq épisodes PS1 cumulés se vendront a 26 millions d’exemplaires. Les éléments plus bas couvrent le phénomène durant cette période, sans trop de distinctions (je déborde un peu sur 2003 pour les dernières pubs), je situerais cependant son pic de popularité « mainstream » a Tomb Raider III (1998-1999).

A partir du numéro de The Face, les médias plus généralistes s’emparent du personnage pour surfer sur le phénomène (sans parler des innombrables articles, comme celui de Newsweek, Times ou Libération). C’est les seules couvertures de presse (non vidéoludique) d’époque que j’ai pu trouver, si vous en avez d’autres, je suis preneur !

Lara Croft aura une aventure exclusive sponsorisée par le Times pour célébrer le 75e anniversaire de découverte de la tombe de Toutânkhamon. Peut-être le seul objet promotionnel se basant plutôt sur son côté intellectuel que sur sa plastique. On peut le trouver sur ce site, pour les curieux.

Plusieurs marques utiliseront le personnage pour promouvoir leurs produits, dont Pepsi, Visa, le magazine féminin Brigitte ou Seat pour une campagne pub exclusive a la France !

En 1997, elle fera une apparition sur la tournée PopMart de U2, et affrontera en 1998 les membres du groupe de punk-rock allemand Die Ärzte dans le clip de leur tube « Männer sind Schweine » (qui parle avec ironie des dragueurs et beaux parleurs, justifiant l’attaque par Lara Croft).

Rapidement autant connue pour sa personnalité que ses faits d’arme, Lara joue le rôle de présentatrice pour promouvoir ses propres aventures, donne des interview (préfigurant les Vtubers de 15 ans) et poussera la chansonnette en 1998 (interprété par Rhona Mitra) pour un album (et une réédition) produits par le guitariste d’Eurythmics.

Il y aura évidemment énormément de goodies sur la licence, dont un jeu de société, des reproductions de sa veste ou ses lunettes, ou encore une série de figurines « chez le marchand de journaux » éditée par Atlas mettant en scène des moments cultes de la saga ou des rendus 3D célèbres (mais la plupart ne sont franchement pas très belles) :

La collection de goodies d’un passionné français (cliquez sur l’image pour plus) :

Lara a également été l’héroïne d’une série chez Image Comics réunissant un tas d’artistes emblématiques de l’époque (Mark Silvestri, Andy Park, Adam Hughes). Elle aura duré une soixantaine de numéros, de 1999 a 2005, ce qui est particulièrement notable pour un produit dérivé d’un jeu vidéo (le seul battant ce record est le comics Sonic the Hedgehog avec ses 300+ numéros, mais le personnage a profité d’un contexte culturel unique qui explique sa longévité). Je ne sais pas si c’est très intéressant a lire mais au moins les dessins sont beaux. Ils sont sortis en français, si ça vous intéresse.

En 2001 sors un film sur le personnage, « Lara Croft : Tomb Raider » (notez le nom de l’héroïne avant le titre du jeu). La production est d’autant plus notable qu’un film sur un jeu vidéo aussi ambitieux était très rare pour l’époque (un vrai blockbuster a gros budget), et profite énormément du casting parfait d’Angelina Jolie en Lara Croft (qui était aussi connue a l’époque pour son esprit rebelle). Il sera un succès au box office, malgré un accueil critique très relatif. Petit détail, le père de Lara est joué par Jon Voight, c’est à dire le vrai père d’Angelina Jolie. Le film aura énormément de couvertures dans la presse, presque autant que sa version virtuelle, mais ce n’est pas le sujet ici. U2 sont de retour avec une version exclusive de leur tube « Elevation » pour la B.O.

Et bien sûr, des tas de magazines de jeu vidéo durant cette période :

Pour finir, un petit reportage d’époque glanés sur YouTube :


Du fait de son exposition constante comme sex-symbol, l’identité du personnage glisse petit à petit vers l’exploitation crasse de son image. Se recentrant sur son physique plus que son caractère, elle devient un objet de désir, sexualisée a outrance dans des campagnes de pubs complétement a côté de la plaque qui jouent carrément sur le fait que le joueur veut avant tout coucher avec le personnage plutôt que suivre les aventure d’une femme forte et indépendante (ce phénomène s’accentuera autour de la promotion de Tomb Raider III). On peut le voir dans les pubs Seat montrée plus haut où elle aguiche des hommes en se baladant en maillot. Pire, une de ces pubs possède une « fin cachée« , jamais diffusée a la TV en dehors d’une séquence dans Culture Pub, qui montre les surfers passer a tour de rôle avec Lara dans la voiture (qui du coup, permet de mettre en valeur les suspensions?). Je pense que voir Lara Croft en plein gang bang dans une Seat Ibiza n’était pas sur votre bingo du jour.

Et d’autres, en vrac :

Une serviette de plage pour se coucher littéralement sur elle.

Comme dit en début d’article, plusieurs actrices et mannequins seront engagées pour jouer Lara Croft dans les événements publics, dont Natalie Cook, la première, Rhona Mitra citée plus haut, la plus connue, et Nell McAndrew qui sera licenciée pour avoir posé nue dans le rôle du personnage pour Playboy. Ces apparitions « réelles » dans des événements ou conventions ont aussi grandement contribué à appuyer la popularité du personnage, j’imagine souvent aux dépends de celles endossant le costume.

Une rumeur d’un « nude » code se fera de plus en plus persistante, une manipulation censée donner accès a un modèle 3D « nu » du personnage, ce qui n’a évidemment jamais été le cas. Des pubs d’appareils permettant de tricher dans les jeux joueront sur ça pour faire vendre leur produit, et même l’éditeur se servira de cette rumeur dans certaines campagnes pub.

Les développeurs, sans aucun contrôle sur le rouleau compresseur médiatique, seront assez outrés par la sexualisation globale du personnage. Toby Gard, (un des) créateur du personnage, s’en ira carrément durant la développement du second jeu car il considérait que sa création lui avait échappé, notamment a cause du fait qu’il n’avait pas son mot a dire au sujet du marketing basé sur le côté sexy de Lara. Dans une interview, deux développeurs déclarent : « les gens pensaient que nous étions des pervers faisant des jeux pornographiques a destination des enfants« . Même Rhona Mitra quittera le rôle en 1998 après avoir été, d’après elle, « dégoutée des demandes de shoot en bikini ou d’apparition dans des soirées privées aux relents de prostitution remplies d’hommes en costard, bouffis et transpirants, cherchant à voir mon cul » (mais précise que Lara Croft avait le potentiel d’être un role model pour les femmes).

Pour répondre a ces rumeurs, et un peu de manière ironique, le fameux code sera finalement délivré dans le second épisode, et a pour effet de… Faire exploser Lara en petits morceaux. Le consensus veut que ce code ait été donné aux magazines en tant que « nude code » pour les piéger, mais ça n’a jamais été confirmé. La version nue existait belle et bien, sous forme de mod, dès 1996.

Une scène est également présente où Lara, se préparant a prendre sa douche, tire sur le joueur qui veut la voir nue.


A l’aube de l’an 2000, pour Lara c’est plus l’même deal. La série perd de sa superbe du fait de deux suites sorties a la va vite : un quatrième épisode (La Révélation Finale) plutôt sympathique, mais un cinquième épisode (Sur les Traces de Lara Croft) insignifiant, n’apportant aucune nouveauté. Les développeurs, de plus en plus pressés par l’éditeur, lessivés par la pression sur leurs épaules, et motivés par un gros chèque de royalties, doivent sortir un jeu par an et manquent cruellement d’inspiration et de temps. Ils tentent de tuer Lara a la fin du quatrième épisode pour enfin passer a autre chose ? Et bien le cinquième sera une série de flasback conçus comme un requiem pour Lara Croft. Les ventes s’essoufflent (quatre fois moins de CD écoulés pour le 5e opus malgré une version Dreamcast d’excellente facture), le personnage reste tout autant populaire mais le grand public oublie peu a peu son support d’origine. On peut noter pour le cinquième épisode un partenariat très rentre dedans avec Timex et des séquences cinématiques produites par un studio extérieur qui accentuent le fan service (avec entre autres une scène de Lara à 16 ans qui commence a se déshabiller…).

Lara dans « l’Ange des Ténèbres ». Dommage que le jeu soit médiocre, c’est un de mes designs favoris.

La sortie précipitée d’un sixième épisode en 2003 (Angel of Darkness), totalement buggé et d’une inventivité douteuse, enterrera définitivement la saga qui deviendra instantanément démodée : Lara n’est plus que la caricature de qu’elle était. La suite du film, toujours avec Angelina Jolie, sera un échec sur tous les points, en plus d’avoir été la cause de la l’empressement du développement du sixième jeu pour une sortie simultanée. Chaque équipe se renverra la balle sur la cause de l’échec de l’autre (spoilers : les deux sont tout aussi mauvais). Pour limiter la casse, Eidos retire la license a Core Design et la donne a Crystal Dynamics, qui l’ont encore a ce jour, même après le rachat du studio par Square Enix. Core Design n’y survivra pas, et disparaitra en 2006.

Après trois épisode dans les années 2000 assez qualitatifs mais passés sous le radar (Legend, Anniversary et Underworld), et ringardisés aux yeux du public par la série des Uncharted, Lara Croft reviendra en 2013 avec un reboot eponyme qui sera un grand succès critique. Le jeu remet au centre de la saga le côté survie de l’épisode original, avec une Lara inexpérimentée devant se battre dans un environnement hostile en improvisant petit à petit son arsenal iconique. Deux autres épisodes lui font suite (Rise of the Tomb Raider en 2015, et Shadow of the Tomb Raider en 2018). Un film a été également adapté de ce reboot en 2018, mais il n’a pas fait grande impression (sans être mauvais ceci dit). Cette trilogie se vendra encore mieux que les opus PS1 (35 millions d’exemplaires cumulés), mais n’a paradoxalement pas eu, de mon point de vue, le même impact que les aventures de la Lara originelle, peut-être parce que son statut d’héroïne forte n’est plus vraiment novateur. Elle est également critiquée pour son côté plus linéaire, dans l’ère du temps.

On se souviendra de la couverture de Joystick en 2012 où la Lara moderne est représentée de manière très sexualisée dans une situation de danger, décolleté en avant, l’article l’accompagnant faisant plusieurs allusions salaces au personnage. Cette fois ci, le sous entendu sexuel est cueilli d’une volée de bois vert.

La Lara Croft de 2013.

Une fin secrète dans Shadow of the Tomb Raider devait finalement lier les deux saga, en faisant référence à l’ennemie du tout premier Tomb Raider, mais a été retirée dans une mise à jour soit disant car il s’agissait d’une erreur.

On peut affirmer sans crainte que Lara Croft est toujours aussi connue, ayant réussi malgré tout a traverser les âges. D’après le Guiness World Records, Lara Croft est le personnage de jeu vidéo le plus apparu en couverture de magazines, l’héroïne de jeu vidéo ayant vendu le plus de jeux, celle apparaissant le plus de fois en tant que personnage principal, et celle étant apparue dans le plus de médias en général. Elle persiste toujours comme une star, un exemple de personnage féminin fort, et une icône de la pop culture, comme le prouvent sa présence dans Fortnite ou Fall Guys et une future série Netflix. Même si on se souvient beaucoup de sa sexualisation a outrance dans le marketing, il ne faut pas oublier que les jeux en eux même n’ont jamais exploité son image dans ce but, et qu’elle s’en est toujours sortie comme un personnage capable et autonome, n’étant jamais définie par son apparence, mais par ses accomplissements. On doit se souvenir d’elle, en dehors de l’importance historique de ses jeux, comme d’une avancée majeure dans la façon dont les jeux vidéos ont évolué, en créant sans aide extérieure une authentique star populaire pour se propulser eux même dans l’âge mûr. Sans aucun doute la première star virtuelle indéniable.

Un design censé réunir toutes les Lara en une seule a été dévoilé ce mois ci. Peut-être le futur de la saga?

Une réflexion sur “La saga Tomb Raider – Partie 2 : La consécration… Et la chute.

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